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dimanche 10 mai 2015

Identité ?




A la Biennale d'art contemporain de Venise, le pavillon islandais a installé une mosquée dans une église désaffectée, Santa-Maria della Misericordia, utilisée aussitôt comme lieu de culte par des musulmans. Il est tout à fait évident que l'artiste nul qui a fait cette installation, le Suisse Christoph Büchel, cherche à épater le bourgeois et provoquer le bon peuple. C'est réussi. Une église devrait demeurer une église et une mosquée, une mosquée. Les religions n'ont pas besoin de se faire la guerre mais elles n'ont aucune raison de fusionner et moins encore de se substituer l'une à l'autre, même le temps d'une Biennale. Sans compter qu'une soi-disant oeuvre d'art éphémère et profane n'a pas vocation à devenir un "espace sacré".
Ceci étant, je formule quatre remarques :
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Büchel aurait transformé cette église en synagogue, je doute que le scandale eût été le même ;
- Qu'attendent les "white" et les "blancos" qui hurlent de dépit devant cette occupation qu'ils jugent sacrilège pour retourner à l'église et remplir de nouveau ces lieux de culte désertés ?
- En quoi cette "installation" est-elle pire que le fait de faire payer l'entrée des églises aux masses de touristes abrutis qui souillent par leurs tenues relâchées, leurs bruits et leurs commentaires idiots un édifice consacré - ou de les transformer en lieux de concerts et d'événements prétendument artistiques ?
- Les musulmans ont-ils oui ou non le droit de prier et de se rassembler ailleurs que dans des caves ?
Cette histoire de vraie-fausse mosquée vénitienne me fait penser aux identitaires. J'en connais quelques-uns. À priori, je n'ai rien contre l'identité ; c'est même très bien. Il faut avoir une identité, et une forte identité, sinon on est bouffé par la sous-culture ambiante et néantisé vite fait. Se mettre en quête d'une identité ou défendre celle qu'on a acquise, c'est un signe de caractère. C'est une réaction saine, de prime abord. 
Le problème, c'est qu'ils me paraissent souvent rabougris, ces identitaires. Ils n'en ont qu'après leurs racines. Je n'ai rien contre les racines. Rien ne pousse sans racine. C'est très bon, les carottes. Mais enfin, on ne renifle pas une racine, on ne met pas des racines dans un vase, pas plus qu'on n'offre des racines à la femme qu'on aime. Une racine ça doit grandir, s'épanouir, s'ouvrir, donner une plante qui ira féconder d'autres plantes pour que le grand cycle de la nature se perpétue. Je me sens plus d'affinité avec les fleurs qui fixent le soleil et bravent les intempéries qu'avec les racines qui se recroquevillent sous terre dans des contorsions sinistres.
Ce culte de la racine manque un peu d'air, d'esprit d'aventure et pour tout dire d'exaltation. Il y a là-dedans comme un blocage qui retient toute évolution, tout élan créateur. Une racine est un potentiel, un devenir : il faut qu'elle se dépasse, qu'elle parvienne à se nier elle-même pour s'élever au-dessus de sa condition. Ceux qui n'en ont qu'après les racines me font l'effet de cultiver le ressentiment comme jardin intérieur ; or sans cesse regarder en arrière, figer le Temps, ne pas goûter la vraie vie, refuser d'en tirer des enseignements et en nier la possible fécondité, n'avance à rien. 
Les plus grands compositeurs ont toujours été influencés par leurs prédécesseurs : pas de Beethoven sans Haydn, ni de Chopin sans Mozart, ni de Scriabine sans Chopin. Même chose chez les théologiens, les poètes, les philosophes et les écrivains. Seulement ils ont chacun tiré la sève de leurs prédécesseurs pour s'en abreuver et créer leurs propres partitions. Si vous voulez avoir des enfants, vous ne devez pas vous cramponner sur le portrait de votre arrière-grand-mère accroché au-dessus de la cheminée (si vous voyez ce que je veux dire). 
Je voue moi-même un culte au passé. Mais je sais que je ne peux pas y retourner, et que nos sociétés sont condamnées à se mouvoir pour disparaître un jour : c'est la loi des cycles. "L'histoire ne repasse pas les plats", comme disait Céline.  On peut rêver autant qu'on veut de l'Age d'Or, il n'en reste pas moins que nous sommes plongés dans l'Age de Fer, celui qui consacre le triomphe des Büchel, Guggenheim et autres François Pinault.

Paul-Éric Blanrue